Filles du roi, mères de la nation québécoise

Le 17 octobre 2015 par Roger Beaupre à 10 h 16 min

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Méconnues, les Filles du roi qui ont immigré en Nouvelle-France entre 1663 et 1673 souffrent encore de la mauvaise réputation qu’on leur a faite injustement. En effet, certains commentateurs ont pris plaisir à les qualifier de « filles de joie », malgré la fausseté maintenant démontrée de cette affirmation. Les commémorations du 350e anniversaire de l’arrivée des premières d’entre elles, qui se sont déroulées tant en France qu’au Québec en 2013, avaient pour but de rappeler leur inestimable contribution au développement de la fragile colonie qu’était alors la Nouvelle-France. Ces célébrations ont aussi mis en valeur leur rôle de « mères de la nation québécoise », titre bien mérité puisqu’elles sont à l’origine d’une grande partie de la population du Québec contemporain.

Sortir de l’ombre

Les nombreuses activités commémoratives qui ont eu lieu en 2013 ont constitué un élément déclencheur dans la prise de conscience de l’importance historique de ces femmes célibataires qui ont quitté la France au milieu du XVIIe siècle. Les Filles du roi ont relevé plusieurs défis en s’établissant dans la vallée du Saint-Laurent : elles se sont mariées seulement quelques semaines après leur arrivée, voire parfois quelques jours, elles se sont adaptées avec succès à ce nouveau pays bien différent de celui qu’elles avaient connu, puis elles ont fondé des familles nombreuses qui ont changé le destin de la colonie. Les Filles du roi étaient déjà connues, bien sûr, mais de façon approximative, voire erronée. À l’occasion de cet anniversaire, quelques personnes passionnées d’histoire se sont données comme mission de diffuser des informations fiables à leur sujet et de mettre en valeur le rôle clé qu’elles ont joué. Ces personnes étaient notamment regroupées au sein de la Société d’histoire des Filles du Roy, fondée en 2010, et de la Commission franco-québécoise des lieux de mémoire communs, deux organismes qui ont été au centre des commémorations organisées en 2013.

Qui sont les Filles du roi?

Les Filles du roi sont des célibataires recrutées en France pour combler les besoins de femmes à marier en Nouvelle-France, où le déséquilibre des sexes était une grave menace à la survie de la jeune colonie. Le terme est apparu vers 1697 sous la plume de Marguerite Bourgeoys, fondatrice de la Congrégation Notre-Dame, qui les comparait aux « enfants du roi », terme qui désignait alors les orphelins élevés grâce à l’aide du roi (NOTE 1). La comparaison était juste puisque ces Filles venues en Canada entre 1663 et 1673 ont bénéficié d’une modeste aide financière du roi de France, afin de couvrir leurs frais de voyage et d’établissement.

Ces vagues d’immigration annuelles ont été variables. C’est de 1669 à 1671 que l’on enregistre les plus forts contingents, avec 132, 120 et 115 filles débarquées. Cette affluence survient juste après qu’environ 400 soldats et officiers démobilisés du régiment de Carignan-Salière se soient installés dans la colonie. Certaines années, comme en 1663, 1664, 1666 et 1672, les contingents sont moins nombreux, notamment en 1663 avec seulement 36 Filles. Au total, 770 femmes célibataires se sont établies de façon certaine au Canada grâce à l’aide du roi pendant ces dix années (NOTE 2).

L’origine sociale des Filles du roi

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©XDachez.comFNF-XDACHEZ,2013,13081Les bénévoles personnifiant les Filles du roi signent une toile souvenir lors de leur passage à Québec

La principale raison qui amène ces Filles dans le Nouveau Monde est la pauvreté. Sur les 176 Filles qui ont déclaré la profession de leur père, la plupart sont issues de milieux humbles : artisanat et  paysannerie. Seul 12 % d’entre elles proviennent de la bourgeoisie ou de la petite noblesse. Pour la majorité d’entre elles, l’avenir en France s’annonçait sombre et la perspective de fonder un foyer outre Atlantique constituait une alternative suffisamment attirante pour effectuer cet important changement de vie. Comme elles étaient en général trop pauvres pour défrayer les coûts de la traversée, le roi a décidé d’y pourvoir. Cinquante livres devaient être alloués aux filles issues de milieux humbles et 100 livres à celles provenant de milieux plus aisés. Dans bien des cas cependant, elles furent pourvues en nature pour une somme équivalente, tels qu’outils, grains ou vaches. Seulement 41% des contrats de mariage mentionnent une dot royale en argent.

 

Une autre caractéristique de ces Filles est qu’elles sont souvent orphelines : 56% le sont de père, 19% de mère et 11% des deux. Certaines ont déjà connaissance de la colonie, puisque une sur dix a déjà de la famille en Canada à son arrivée. Trente pour cent d’entre elles sont apparentées et voyagent donc « en famille ». À l’exception des Parisiennes, qui sont plus scolarisées (à l’époque, les trois-quarts des Parisiens sont alphabétisés), seulement 20% des Filles sont en mesure de signer leur contrat de mariage (NOTE 3).

D’où viennent ces immigrantes? 

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Plaque en hommage aux Filles du roi parties de la Salpêtrière, à Paris

Un grand nombre de Filles du Roi provient de l’Ouest et du Nord-Ouest de la France, notamment de Normandie (127 Filles), tout comme la majorité de la population de la colonie. La présence de ports entretenant des liens directs avec la Nouvelle-France, ainsi que des pressions politiques favorisant le recrutement dans ces régions, explique cette situation. Fait inusité pour la Nouvelle-France, près de la moitié des Filles du roi sont originaires de la région parisienne et de ses alentours, soit 327 au total. L’hôpital général de Paris, appelé la Pitié Salpêtrière, a fourni la plus grosse part de ces migrantes. Cet établissement rassemblait des orphelins, des vagabonds, des femmes abandonlnées, des mères célibataires et des enfants. D’autres Filles, en plus petit nombre, proviennent de régions diverses, comme la Loire, la Bretagne, et autres.

 

Il ressort de l’analyse des lieux d’origine que plus des deux-tiers d’entre elles sont issues d’un milieu citadin, alors que la proportion de la population citadine en France à cette époque n’est que d’environ 15% (NOTE 4).  Les autorités métropolitaines et coloniales vont insister à plusieurs reprises pour qu’on recrute plus de paysannes, mieux adaptées à leur nouvelle vie dans une Nouvelle-France encore peu développée, où une grande partie des terres était partiellement défrichée et où les villes n’étaient encore que de gros villages. En vain cependant. Pour un grand nombre de femmes, cette rude transition s’est ajoutée aux nombreux défis qu’elles ont dû relever en Amérique.

Se marier en Canada

Les Filles se mariaient peu de temps après leur arrivée, sous la pression des autorités, comme le signale cet arrêt émis en 1670 et prolongé en 1671 : « Tous compagnons volontaires et autres personnes qui sont en âge d’entrer dans le mariage de se marier quinze jours après l’arrivée des navires qui apportent les filles sous peine d’être privés de la liberté de toute sorte de chasse pêche et traite avec les sauvages. »(NOTE 5)

En grande majorité, les unions se sont opérées en moins de 5 mois, et même en moins de 2 mois dans quatre cas sur dix. Très peu de filles sont restées seules ou sont retournées en France. La nature des unions est également surprenante pour l’époque, car très peu de mariages ont été célébrés entre personnes de même origine géographiques ou sociale, et des différences d’âge significatives entre les conjoints sont fréquentes. Tout cela est lié à la précipitation avec laquelle on se marie. L’attente des hommes est grande dans la colonie où l’on ne trouve qu’une femme pour six hommes, car jusque là, l’immigration était principalement masculine afin de combler les besoins en construction, défrichage, traite des fourrures et défense. Bien que ces Filles soient préparées à ces unions rapides, puisqu’on les envoie pour cette raison dans la colonie, cette précipitation a tout de même comme conséquence de fréquentes ruptures de promesses de mariage. Marie de l’Incarnation décrit ainsi ces circonstances exceptionnelles :

«  Les vaisseaux ne sont pas plus tôt arrivés que les jeunes hommes y vont chercher des femmes, et dans le plus grand nombre des uns et des autres on les marie par trentaines. Les plus avisés commencent à faire une habitation un an devant que de se marier, parce que ceux qui ont une habitation trouvent un meilleur parti ; c’est la première chose dont les filles s’informent, et elles le font sagement, parce que ceux qui ne sont point établis souffrent beaucoup avant que d’être à leur aise. »(NOTE 6)

 

Le taux de  fécondité des Filles du roi est élevé, moins que celui des Canadiennes, c’est-à-dire des femmes nées dans la colonie, mais plus élevé que celui des Françaises. La moyenne est de 5 à 6 enfants par Fille; dans les cas exceptionnels, on compte jusqu’à 18 enfants par famille ! En moyenne, l’intervalle entre les naissances est de 2,15 ans et les unions durent autour de 23 ans. La quasi totalité de ces naissances ont lieu dans le cadre du mariage. Le nombre de naissances illégitimes ou de conceptions prénuptiales est peu élevé, avec 1/18 des Filles qui sont enceintes lors du mariage. Ce taux de fécondité dénote une bonne santé et démontre que ces Filles n’étaient pas des prostituées, qui avaient un taux de fécondité bien moindre à cause des fréquentes maladies vénériennes les affligeant(NOTE 7). Les Filles du roi étaient donc des femmes fortes qui se sont bien adaptées à la vie éprouvante de la Nouvelle-France alors en construction.

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Un legs patrimonial important

Les Filles du roi représentent la moitié des femmes qui ont immigré en Nouvelle-France, et ce, tôt dans l’histoire de la colonie. C’est pourquoi elles ont joué un rôle crucial. Avant 1663, le Canada ne comptait que 3 000 habitants. À la fin de cette vague d’immigration féminine – en 1673 – elle aura presque triplée. Il en est de même pour le taux d’accroissement de la population qui passe de 5% à 9% après leur arrivée. Vers la fin des années 1670, en bonne partie grâce à elles, la population née en Canada dépasse la population d’origine française. Leur place dans le patrimoine génétique du Québec est donc très importante, au point où l’on retrouve dans l’ascendance de bien des Québécois d’aujourd’hui une ou des Filles du roi. C’est aussi pourquoi il est légitime de les qualifier de « mères » du peuple québécois, bien qu’elles ne soient pas les seules Françaises à avoir émigré en Canada.

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Les Filles du roi rassemblées au Moulin Petit-Canton de St-Vallier de Bellechasse

Un autre héritage marquant de ces Filles est l’adoption et l’homogénéisation rapides de la langue française dans la colonie. En 1660, dans le royaume de France qui comptait environ 20 millions d’habitants, moins de deux millions parlaient « le français du Roy ». Au Canada, 47% des migrants viennent des provinces périphériques, où l’usage du patois est prédominant, surtout que 68% des premiers colons sont issus des couches populaires qui ont moins de contact avec le français. L’usage de patois était donc une réalité à l’intérieur des familles de Nouvelle-France, bien qu’à petite échelle, au sein de petites communautés. L’arrivée de centaines de Filles du roi originaires de la région parisienne va répandre l’usage du français comme langue commune, un phénomène amplifié par le mélange des origines favorisant l’usage du français même entre conjoints et entre voisins. En effet, 58% des Filles du roi sont francisantes, 26% semi patoisantes et 16% seulement patoisantes(NOTE 8). L’arrivée massive de ces femmes majoritairement francisantes va donc contribuer à l’adoption du français comme langue maternelle commune dans la colonie, une exception qui contraste avec la situation en France à la même époque.

Les commémorations de 2013 : un point tournant? 

La mauvaise image des Filles du roi provient de leurs contemporains. Marie de l’Incarnation et les jésuites y ont contribué, mais le plus connu de leurs détracteurs est le baron de Lahontan, arrivé au Canada en 1683, soit dix ans après le dernier contingent des Filles du roi(NOTE 9). Il n’est donc pas un témoin direct de leur supposée « mauvaise vie » puisque ces Filles étaient alors mariées et mères de famille. Malheureusement pour elles, ces femmes dont nous connaissons aujourd’hui le courage, l’ardeur au travail et la fécondité sont prisonnières depuis 300 ans de l’association Filles du Roi / filles de joie, même si les cas de prostitution sont en réalité très rares, comme le démontrent les études récentes qui leur ont été consacrées (NOTE 10).

Les Filles du roi saluent la foule venue les attendre au port de Québec, le 7 août 2013

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Les commémorations de l’été 2013 sont à cet égard un premier effort d’envergure pour rétablir la vérité historique à leur sujet. Québécois et Français ont d’abord uni leurs efforts pour souligner le départ des Filles du roi dans quatre lieux particulièrement significatifs de la France, soit Paris, Rouen, Dieppe et La Rochelle. Trente-six femmes bénévoles incarnant le contingent des 36 Filles du roi de 1663 ont participé à ces commémorations et à quelques autres activités de même nature dans le Perche, le Poitou et la Normandie, avant de revenir au Québec, où le point d’orgue des commémorations fut leur arrivée à Québec lors de l’ouverture des Fêtes de la Nouvelle-France, à bord du navire L’Aigle d’Or, qui les conduira ensuite à Montréal pour le Bal des prétendants organisé à la Maison Saint-Gabriel.

 

La Maison Saint-Gabriel était la maison de ferme de la Congrégation Notre-Dame, où l’on avait hébergé et formé des Filles du roi au temps de la Nouvelle-France. Trente-six comédiens incarnant leur prétendant ont accueillies ces Filles à leur arrivée à Montréal, puis les ont accompagnées en calèche jusqu’à la Maison où musique, danses et repas d’époque ont réjoui 350 convives réunis en leur honneur. La Maison Saint-Gabriel a aussi tenu une exposition sur ces Filles dans ses murs(NOTE 11) et planté 36 hémérocalles dans ses jardins historiques en souvenir de leur passage.

 

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Les Filles du roi se préparent à débarquer sur les quais de Québec, au milieu d’une foule enthousiaste

Quelques jours plus tôt, à Québec, ces 36 femmes incarnant les 36 Filles du roi de 1663 s’étaient retrouvées au cœur de l’édition 2013 des Fêtes de la Nouvelle-France dont le thème était « Les héroïnes de la Nouvelle-France ». Leur arrivée au bassin Louise à bord de L’Aigle d’or a attiré des milliers de personnes. Après leur passage au couvent des ursulines, ou celles qu’elles incarnaient s’étaient arrêtées 350 ans plus tôt, elles participèrent à un grand défilé à travers le Vieux-Québec, pour inaugurer les Fêtes. D’autres activités en leur honneur eurent lieu chaque soir au Vieux-Séminaire de Québec, relatant des évènements de l’année 1663. Le parcours des petits secrets invitait aussi la population à découvrir à travers le Vieux-Québec quelques épisodes de la vie de certaines Filles du roi. La Société historique des Filles du roi animait un kiosque à la Place Royale et le ministre de la Culture et des Communications du Québec profita de la fête pour annoncer l’inscription de l’Arrivée des Filles du roi au Répertoire du patrimoine culturel du Québec.

Il est aussi prévu, dans les neuf années à venir, que de semblables jumelages entre des femmes contemporaines incarnant des Filles du roi du XVIIe siècle se rendront en France pour animer les localités qui désireront commémorer leurs liens historiques avec la Nouvelle-France et le Québec. Ainsi, les Filles du roi, mères de la nation québécoise, sortiront encore davantage de l’ombre et se feront connaître et reconnaître pour les bonnes raisons.

 

 

Yoann Sionneau

Université François Rabelais

En collaboration avec Martin Fournier

Université Laval


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